EMPIRE (PREMIER)

EMPIRE (PREMIER)
EMPIRE (PREMIER)

Le 2 décembre 1804, Napoléon se fait couronner empereur, mais s’il choisit ce titre, c’est par désir d’éviter celui de roi, après dix années de révolution, plutôt que par référence à l’expansion territoriale de Rome ou de Charlemagne. Son objectif est alors de rétablir la monarchie héréditaire à son profit et non de poursuivre une guerre de conquête qui semble terminée depuis que la France a atteint ses frontières naturelles et consolidé son influence en Italie du Nord et en Allemagne.

C’est après Austerlitz et Trafalgar que naît la théorie du grand empire. Talleyrand avait prévenu les Anglais en 1802: «Le premier coup de canon peut créer subitement l’empire gaulois [...]. Le Premier consul a trente-trois ans et il n’a encore détruit que des États de second ordre. Qui sait ce qu’il lui faudrait de temps, s’il y était forcé, pour changer de nouveau la face de l’Europe et ressusciter l’empire d’Occident?»

Le Blocus continental, machine de guerre économique contre l’Angleterre, servit de prétexte à une série d’annexions, de remaniements territoriaux et dynastiques qui firent passer plus de la moitié de l’Europe sous la domination de Napoléon. Ainsi se forma un empire tout en rivages et en ports, de Hambourg à Bordeaux, de Barcelone à Gênes, de Naples à Trieste. L’axe principal en fut le Rhin, soumis à l’influence française, de sa source à son embouchure. Cet empire, Napoléon eut le souci de l’unifier par les routes, les codes, les brassages de population au sein de la Grande Armée, la centralisation administrative.

Mais ce qui finit par compromettre la domination napoléonienne, ce fut le sentiment d’abord confus, puis de plus en plus précis après les décrets de 1810 assouplissant le Blocus, que le système continental favorisait en définitive l’industrie et le commerce de la France proprement dite au détriment des pays vassaux ou alliés. Au nom de la lutte contre l’hégémonie économique de l’Angleterre, la France substituait en réalité sur le continent sa propre suprématie à celle de sa rivale.

La désastreuse expédition de Russie précipita la ruine du grand empire et réveilla dans la vieille Europe les nationalismes les plus agressifs. Au terme de l’aventure napoléonienne, la France se retrouvait plus petite qu’à la veille de la Révolution et soumise à la surveillance de ses vainqueurs. Mais en détruisant l’ancien système féodal et en favorisant l’avènement politique de la bourgeoisie dans tous les États que la Grande Armée avait envahis, Napoléon n’en a pas moins préparé la naissance d’une Europe nouvelle.

1. Les guerres victorieuses

Dès 1803, l’Angleterre avait repris la guerre devant la menace d’une hégémonie non seulement politique mais économique de la France sur le continent. À la faveur de la paix d’Amiens, la politique des républiques sœurs menée par le Directoire avait en effet été poursuivie par Bonaparte. Ce dernier n’avait-il pas été élu à la tête de la République italienne? N’était-il pas devenu médiateur de la Confédération helvétique et pratiquement suzerain de la République batave? Ne devait-il pas être considéré comme l’inspirateur des décisions de la Diète germanique qui, en 1803, remania la carte de l’Allemagne ? Le cabinet britannique pouvait difficilement accepter une telle extension de l’influence française, d’autant qu’elle s’accompagnait de la signature de traités de commerce avec Naples, l’Espagne, la Russie, le Portugal et la Turquie. Plus inquiétant encore était un brusque réveil des prétentions coloniales de la France, comme le prouvait l’expédition de Saint-Domingue.

Aussi le conflit entre la France et l’Angleterre se ralluma-t-il en mai 1803. Ce fut la question de Malte qui provoqua la rupture: les Anglais ne pouvaient se résigner à abandonner une position qui leur permettait de paralyser toute entreprise française en Méditerranée orientale. Curieuse guerre au demeurant: Napoléon ne pouvait espérer l’emporter sur mer faute de marine, ni l’Angleterre sur terre faute de soldats. Chaque camp devait donc trouver une stratégie appropriée à ses forces et à ses faiblesses. Napoléon ressuscita les vieux projets de débarquement préparés sous le Directoire. De son côté, l’Angleterre resta fidèle à la méthode qu’elle avait adoptée contre la Révolution; l’or anglais favorisa la naissance d’une nouvelle coalition continentale.

La troisième coalition

Napoléon songeait-il sérieusement à envahir l’Angleterre lorsqu’il massait sur le littoral cent cinquante mille hommes dont le quartier général était établi au camp de Boulogne? L’entreprise ne pouvait réussir que si l’empereur s’assurait la maîtrise de la Manche pendant six jours. Mais les manœuvres de diversion tentées par Villeneuve échouèrent. En revanche, l’Angleterre réussit à s’assurer l’alliance de la Russie – dont le nouveau tsar, Alexandre Ier, avait été bouleversé par l’exécution du duc d’Enghien –, de l’Autriche et de Naples. La Prusse se préparait à rejoindre la coalition. Averti par Talleyrand, Napoléon avait dicté au camp de Boulogne, en août, les dispositions permettant à la Grande Armée (ainsi allait-on appeler les troupes rassemblées sur les côtes de la Manche, les seules qui auront bénéficié, en définitive, d’un véritable entraînement) de rejoindre rapidement le Rhin.

En octobre, les Autrichiens commandés par Mack envahissaient brusquement la Bavière et venaient attendre Napoléon au débouché de la Forêt-Noire. Renouvelant la manœuvre de Marengo, l’empereur, par les vallées du Main et du Neckar, surgit sur leurs arrières à Donauwörth. Bloqué dans Ulm, Mack capitulait le 20 octobre 1805. D’Ulm, Napoléon marcha sur Vienne dont il s’empara sans résistance. Puis il remonta vers le nord au-devant des empereurs François II et Alexandre Ier, qui avaient opéré la jonction des forces autrichiennes et russes près d’Olmutz. Il fallait remporter au plus vite un éclatant succès avant que les Prussiens eussent eu le temps de se joindre aux coalisés. Par une série d’habiles manœuvres, Napoléon amena ses adversaires sur un terrain qu’il avait préalablement reconnu près d’Austerlitz. Les Austro-Russes ayant occupé le plateau de Pratzen, le plan de Napoléon consistait à leur inspirer le projet de tourner l’armée française par sa droite, volontairement affaiblie par l’empereur, et de dégarnir ainsi leur centre à Pratzen. Dès lors, il ne resterait plus à Napoléon qu’à escalader le plateau, à enfoncer le centre adverse et à couper l’armée ennemie en deux, puis à en écraser l’aile la plus faible. La bataille d’Austerlitz se déroula, le 2 décembre 1805, comme l’avait prévu l’empereur.

La coalition était brisée. Dès le 6 décembre, tandis que les Russes se retiraient en Pologne, les Autrichiens sollicitaient un armistice, bientôt transformé en paix à Presbourg. Talleyrand avait conseillé la modération à Napoléon, lui suggérant d’accorder des compensations à l’Autriche dans les Balkans, de manière à l’engager dans une rivalité avec la Russie en Orient. L’empereur n’écouta pas son ministre, dont l’influence ne devait cesser de diminuer. L’Autriche dut abandonner à la France la Vénétie, l’Istrie moins Trieste, et la Dalmatie.

D’Austerlitz date chez Napoléon l’idée de reconstituer à son profit l’«Empire d’Occident».

En Italie, il détrôna par un simple décret les Bourbons de Naples qui s’étaient alliés à la coalition et donna leur royaume à son frère Joseph (mars 1806). La République batave devint royaume de Hollande et Louis, autre frère de Napoléon, en reçut la couronne (mai 1806). En Allemagne, Napoléon détruisit le Saint Empire romain germanique. Le duché de Bavière, agrandi du Tyrol au détriment de l’Autriche, devint un royaume au même titre que le Wurtemberg enrichi des dépouilles autrichiennes en Souabe. Sur la rive droite du Rhin fut créé un nouvel État, le grand-duché de Berg, donné à Murat, beau-frère de Napoléon. Tous ces États, auxquels se joignirent ceux de l’Allemagne du Sud et de l’Ouest, entrèrent dans la Confédération du Rhin dont Francfort devint la capitale et qui reconnut Napoléon pour protecteur. Le 1er août 1806 était proclamée la fin du Saint Empire romain germanique. Napoléon avait substitué son influence à celle de François II en Allemagne et en Italie.

La quatrième coalition et la destruction de la Prusse

Austerlitz mettait fin à la guerre contre l’Autriche et révélait, malgré la victoire maritime de Trafalgar, l’impuissance de l’Angleterre. Pitt mourut peu après et fut remplacé à la tête du cabinet britannique par Fox, chef des whigs, qui ouvrit des négociations avec la France. Elles échouèrent une nouvelle fois sur les problèmes méditerranéens et plus particulièrement sur la Sicile, d’où Napoléon exigeait que fussent chassés les Bourbons.

La rupture des pourparlers entraîna la formation d’une nouvelle coalition qui groupait, en plus de la Russie et de l’Angleterre, une nouvelle venue, la Prusse, irritée par la formation de la Confédération du Rhin. À Berlin, on se croyait encore au temps du grand Frédéric. Par un ultimatum, le roi de Prusse somma Napoléon d’évacuer l’Allemagne avant le 18 octobre. Les Prussiens comptaient envahir la Bavière au moyen de trois armées. Avant qu’elles aient pu opérer leur jonction, elles étaient anéanties, le 14 octobre 1806, celle d’Hohenlohe à Iéna, celle de Brunswick à Auerstaedt. Ce fut une véritable déroute: les places fortes se rendirent sans résistance, et Napoléon entrait à Berlin le 27 octobre. Tout le pays conquis fut organisé et soumis à un tribut de 160 millions.

Restait à vaincre les Russes. Napoléon se porta à leur rencontre en Pologne. Mais la Grande Armée n’était pas adaptée à ce théâtre d’opérations: la pluie, la boue et la neige ainsi que les difficultés d’approvisionnement entravaient son action. Après des escarmouches, la première bataille contre les Russes eut lieu à Eylau et se termina par une effroyable boucherie, sans résultat décisif, le 8 février 1807.

Napoléon comprit la nécessité de remettre au printemps la suite des opérations. Au château de Finkenstein, il dressa un plan de campagne contre le tsar: il s’agissait d’ouvrir un nouveau front en Orient. Déjà Sébastiani, envoyé en mission à Constantinople, avait convaincu les Turcs, en décembre 1806, d’entrer en guerre contre les Russes. Le 4 mai 1807, Napoléon signait un traité d’alliance avec le shah de Perse et envoyait à Téhéran le général Gardanne. Ces manœuvres de diversion sont à l’origine de la thèse d’un «rêve oriental» de Napoléon, aujourd’hui très contesté.

Parallèlement, l’empereur préparait avec minutie la prochaine campagne. Elle reprit au printemps. Les Russes furent écrasés à Friedland, le 14 juin 1807. Huit jours plus tard, ils réclamaient un armistice. Le tsar était en effet déçu par l’attitude des Anglais, dont l’intervention s’était limitée, sans grand succès, à la Méditerranée. L’offensive turque sur le Danube l’inquiétait. Enfin il était curieux de connaître Napoléon. L’entrevue entre les deux souverains eut lieu sur un radeau, au milieu du Niémen, le 25 juin 1807, et aboutit au traité de Tilsit, signé le 8 juillet.

La Prusse faisait les frais du rapprochement franco-russe. Réduite à quatre provinces (Brandebourg, Silésie, Poméranie, Prusse-Orientale), elle perdait ses territoires à l’ouest de l’Elbe, qui formèrent le royaume de Westphalie donné à Jérôme Bonaparte. La Pologne prussienne constitua le grand-duché de Varsovie, confié à l’Électeur devenu roi de Saxe par la grâce de Napoléon. Ces trois États entraient dans la Confédération du Rhin. En Orient, par un traité secret, la Russie abandonnait Cattaro et les îles ioniennes à la France; par un autre traité, le tsar promettait de s’allier à la France contre l’Angleterre si cette dernière refusait la médiation russe. De son côté, Napoléon s’engageait à intervenir comme médiateur dans le conflit russo-turc; en cas d’échec, les deux empereurs s’entendraient pour soustraire toutes les provinces de l’Empire ottoman – Constantinople et Roumélie exceptées – au joug des Turcs.

En réalité, l’alliance franco-russe s’annonçait précaire. Les promesses de Napoléon concernant la Turquie étaient vagues. Il souhaitait gagner du temps et, dans l’immédiat, faire entrer la Russie dans le système douanier qu’il mettait en place pour fermer le continent aux marchandises anglaises. Alexandre avait de solides raisons d’être inquiet: la création d’un grand-duché de Varsovie laissait entrevoir la reconstitution de la Pologne. En Allemagne, Napoléon consolidait ses bases. Dans le partage de l’Europe qui semblait s’esquisser, Napoléon se taillait la part du lion.

2. Le système continental

À Tilsit, Napoléon a atteint son apogée. L’alliance russe lui assurait la possibilité de vaincre l’Angleterre sur le plan économique. La défaite de Trafalgar avait en effet interdit tout nouveau projet de débarquement sur le sol anglais, mais les conseillers de l’empereur avaient attiré son attention sur le point faible de l’adversaire: la livre sterling. Tant d’or avait été envoyé sur le continent pour soutenir les coalitions contre la Révolution française que les finances britanniques semblaient très menacées. Frapper les exportations de l’Angleterre sur le continent, c’était abattre son crédit et contraindre le cabinet à capituler.

Depuis le début des hostilités, les Anglais, forts de leur supériorité maritime, ne pratiquaient-ils pas la saisie des marchandises à bord des vaisseaux neutres? Par un ordre en conseil du 16 mai 1806, ne déclaraient-ils pas les côtes françaises en état de blocus ? Napoléon riposta par le décret de Berlin, le 21 novembre 1806, qui mettait à son tour en état de blocus les îles Britanniques. En réalité, faute de pouvoir bloquer la Grande-Bretagne avec une flotte, il ferma le continent tout entier aux marchandises anglaises, produits coloniaux ou objets manufacturés. De là le nom, au demeurant inexact, de Blocus continental donné au système douanier mis en place par Napoléon.

Pour que le Blocus fût efficace, il fallait qu’il fût général. Napoléon s’est ainsi trouvé acculé à une série d’annexions qui donnèrent à sa politique une apparence de mégalomanie dont la propagande adverse sut tirer parti.

Dès 1807 en effet, les troupes françaises s’étaient installées en Poméranie suédoise. En Italie, pour lutter contre la contrebande qui prenait un brusque essor depuis le décret de Berlin, l’empereur annexa Parme et Plaisance. Le pape ayant refusé d’intervenir dans un conflit temporel, ses États furent peu à peu occupés: on s’orientait ainsi vers un affrontement entre Pie VII et Napoléon. Quant au Portugal, qui restait une véritable colonie britannique sur le continent bien qu’ayant perdu une partie de son importance économique, Napoléon en décida la conquête en accord avec l’Espagne, dont le Premier ministre, Godoy, conclut avec la France un traité en octobre 1807. Une armée, sous la direction de Junot, pénétra au Portugal sans rencontrer de résistance. La famille royale s’enfuit au Brésil tandis que les troupes françaises pénétraient à Lisbonne.

Le continent, en passant sous la domination française, se fermait progressivement aux marchandises anglaises. Le commerce britannique diminua considérablement dans la Baltique, devint presque nul en mer du Nord, difficile en Méditerranée. Une interruption des relations avec les États-Unis, mécontents des ordres en conseil, aggrava la dépression. Durant les six premiers mois de 1808, les exportations anglaises diminuèrent de 60 p. 100. La crise toucha durement l’industrie cotonnière, développa le chômage. Des troubles éclatèrent dans le Yorkshire puis le Lancashire. Les ouvriers réclamaient la paix; mais, faute de meneurs, ils ne purent imposer leurs pétitions au Parlement. L’Angleterre semblait devoir capituler; la guerre d’Espagne, première erreur de Napoléon, la sauva du désastre économique.

La guerre d’Espagne

L’occupation du Portugal n’était dans la pensée de Napoléon que le prélude à une mainmise sur l’Espagne. A-t-il été poussé par Talleyrand qui exagéra les richesses de la péninsule Ibérique? Souhaitait-il imiter Louis XIV? A-t-il surestimé l’importance du courant francophile des « afrancesados »? L’occasion était en tout cas favorable. La cour se trouvait déchirée par des intrigues qui opposaient le couple royal (Charles IV et Marie-Louise), entièrement dominé par le Premier ministre Godoy, à l’héritier du trône, le prince des Asturies, Ferdinand. Une émeute éclata le 18 mars 1808 à Aranjuez; Charles IV dut abdiquer en faveur de son fils, qui prit le titre de Ferdinand VII. Murat suggéra alors au vieux roi de solliciter l’arbitrage de Napoléon. L’entrevue entre la famille royale et Napoléon eut lieu à Bayonne. Ferdinand VII dut rendre sa couronne à son père, qui l’abandonna à Napoléon. Celui-ci fit de son frère Joseph un roi d’Espagne, le 10 mai 1808. Une junte réunie à Bayonne établit une nouvelle constitution. Mais, dès le 2 mai, avait éclaté à Madrid une émeute que Murat réprima férocement. Ce fut le signal du soulèvement d’une partie de l’Espagne. Les instigateurs de la rébellion étaient les nobles et le clergé, menacés dans leurs privilèges et hostiles aux idées nouvelles introduites par les Français. Ils jetèrent dans la lutte les masses paysannes, en utilisant le fanatisme religieux et en exacerbant le sentiment national. En revanche, une fraction de la bourgeoisie éclairée, les «afrancesados», se rallia à Joseph, qui annonçait des réformes souhaitées depuis longtemps par l’Espagne des Lumières.

La résistance à l’occupation française fut menée par des juntes souvent dépourvues de liens entre elles, ce qui rendit la lutte plus difficile pour les Français. Joseph ne put entrer à Madrid qu’après la victoire de Bessières à Medina del Río Seco, le 4 juillet 1808. Mais le général Dupont qui marchait sur Cadix fut surpris à Bailén et contraint de capituler, le 22 juillet. Cette défaite, sans grande importance pour la suite des opérations, n’en eut pas moins un énorme retentissement. Pour la première fois, la Grande Armée était vaincue en rase campagne. Au même moment, Junot devait évacuer le Portugal à la suite d’un débarquement anglais. Ces événements affaiblissaient le prestige de Napoléon. Ils permettaient à l’Angleterre de reprendre pied sur le continent. Bien plus, les colonies espagnoles d’Amérique se soulevaient contre Joseph, et le commerce britannique voyait s’ouvrir à lui ce marché américain déjà convoité et qui allait servir de compensation à la perte de l’Europe pour les négociants et les industriels des îles Britanniques. Dès 1809, l’Angleterre avait surmonté la dépression économique qui la menaçait; la victoire échappait à Napoléon.

Erfurt et la cinquième coalition

Il devenait nécessaire pour Napoléon de passer en Espagne; mais il devait également compter avec un inquiétant réveil du mouvement national allemand. Sous Stadion, l’Autriche avait renforcé son armée et refusé de reconnaître Joseph comme roi d’Espagne. Pour tenir Vienne en respect pendant qu’il combattrait en Espagne, Napoléon comptait sur le tsar. Tel fut le but de l’entrevue d’Erfurt en septembre 1808. Prévenu par Talleyrand des embarras de Napoléon et des premiers signes de lassitude que donnait l’opinion française devant le poids de plus en plus lourd de la conscription, le tsar se déroba: il ne s’engagea à faire la guerre avec l’Autriche qu’au cas où celle-ci attaquerait la France. Il s’empressa en réalité de rassurer le cabinet de Vienne.

Passé en Espagne, Napoléon s’empara de Madrid, le 5 décembre, et rétablit son frère sur le trône, mais il ne put mener jusqu’au bout la poursuite des Anglais qui, après s’être avancés du Portugal jusqu’à Burgos, se repliaient en bon ordre jusqu’à leur flotte. La guerre allait reprendre en effet avec l’Autriche et nécessitait le retour de Napoléon.

L’opinion autrichienne n’avait pas approuvé le conflit avec la France en 1805. Il n’en fut pas de même en 1809, et Napoléon se heurta à la résistance de la population qu’avaient dressée contre lui brochures, pièces de théâtre et chants, souvent inspirés par la résistance espagnole. La fermentation gagna toute l’Allemagne, du Tyrol à la Baltique, à l’exception de la Rhénanie, et trouva dans le philosophe Fichte, de Berlin, un éloquent défenseur qui retourna contre les Français les idées de liberté et de patrie. De ce sursaut national témoigne la révolte du Tyrol contre les Franco-Bavarois. Mais ce soulèvement allemand, décousu, prématuré et partiel, échoua finalement.

Quant aux Autrichiens, malgré les manœuvres anglaises de diversion à Walcheren et au Portugal, ils furent vaincus à Wagram, le 6 juillet 1809. Napoléon leur imposa de dures conditions: ils perdaient l’Istrie, la Carinthie, la Carniole et Trieste, plaque tournante de la contrebande, qui formèrent les Provinces Illyriennes placées sous l’autorité d’un gouverneur français. Le sud de la Galice était donné au tsar et le nord au grand-duché de Varsovie.

En apparence, toutes les résistances européennes étaient brisées. Mais l’alerte avait été chaude: la campagne de 1809 fut plus acharnée que celle de 1805, et les pertes françaises égalaient maintenant celles de l’adversaire. Le mécontentement se dessinait dans l’opinion française (malaise catholique à la suite de l’annexion de Rome, le 17 mai 1809, et de l’enlèvement du pape, dans la nuit du 5 au 6 juillet, par un excès de zèle du général Radet; accroissement du nombre des réfractaires au système de la conscription; première affaire Malet; intrigue Talleyrand-Fouché; inquiétude devant une guerre d’Espagne qui se prolonge, etc.).

Le mariage avec Marie-Louise, en avril 1810, semblait offrir à Napoléon l’occasion de redresser une situation difficile: en entrant dans la famille des Habsbourg, il espérait consolider son influence en Allemagne; devenu le neveu par alliance de Louis XVI, il comptait rallier en France l’ancienne noblesse et donner à sa cour un air d’Ancien Régime. Son emprise se renforça sur le continent, qui se ferma à nouveau – exception faite de la péninsule Ibérique – aux marchandises anglaises.

3. Le grand empire

Considérons la carte de l’Europe vers 1810. La domination napoléonienne s’étend non seulement à la France proprement dite, mais à la Belgique transformée en départements dès la Révolution, à la Hollande annexée en 1810, aux villes de la Hanse, Brême et Hambourg, à la rive gauche du Rhin, à l’Italie du Nord, à Rome et aux Provinces Illyriennes. Napoléon est médiateur de la Confédération helvétique et protecteur de la Confédération du Rhin. Il a pour vassaux le roi d’Espagne et le roi de Naples. En Suède va régner un maréchal d’Empire, Bernadotte, et le Danemark est un allié fidèle. Ainsi plus de la moitié de l’Europe est-elle alors placée sous l’autorité de l’empereur.

Au cœur de la politique napoléonienne, il ne faut voir ni l’insatiable ambition dénoncée par ses adversaires, ni l’esprit de famille d’où seraient sorties les royautés vassales confiées aux frères et aux sœurs, ni le mirage oriental, ni même l’idée romaine, mais le Blocus continental qui explique bien la formation du grand empire. Tous les pays vassaux, annexés ou alliés, ont dû se plier à ses exigences, et l’Europe napoléonienne apparaît avant tout comme une machine de guerre dirigée contre l’Angleterre. Devait-elle se désunir après l’effondrement de l’économie britannique? En réalité, Napoléon, avant même la naissance du Roi de Rome, a très vite cessé de considérer son empire comme une création passagère destinée à unir un moment le continent contre «la perfide Albion». Il a cherché à lui donner, à la manière de Rome, des bases solides. Partout fut introduit le Code civil. Des principes juridiques nouveaux (égalité sociale, liberté civile) se substituèrent à la vieille organisation féodale, mais avec des nuances.

En Italie du Nord comme en Belgique, la Révolution avait déjà aboli la féodalité. Elle disparut, le 2 août 1806, dans le royaume de Naples: les droits personnels, les banalités et les dîmes furent supprimés, mais les droits réels durent être rachetés. Le paysan étant trop pauvre pour se libérer, un large secteur du système féodal subsista dans l’Italie méridionale. Il en fut de même dans le grand-duché de Berg, où le servage fut aboli le 12 décembre 1806, mais non les droits réels déclarés rachetables. En Allemagne du Sud (à Bade et au Wurtemberg le servage avait disparu dès le XVIIIe siècle), le régime féodal résista victorieusement à la pénétration du droit français. Dans le grand-duché de Varsovie, la Constitution du 22 juillet 1807 avait aboli le servage, mais les droits seigneuriaux persistèrent. La féodalité n’a donc pas été entièrement détruite. Les institutions françaises furent introduites dans les pays vassaux ou soumis: préfectures établies en Espagne en 1809, justices de paix en Pologne, système fiscal d’inspiration française en Allemagne. Là encore, l’emprise ne fut pas toujours durable.

La route devint, comme dans l’Empire romain, le principal facteur d’unité. En 1805, Napoléon écrivait: «De tous les chemins ou routes, ceux qui tendent à réunir l’Italie à la France sont les plus politiques.» Le décret du 16 décembre 1811 établit le classement des quatorze routes de première classe qui rayonnent de Paris vers les parties les plus reculées de l’Empire: route no 2 (Paris-Bruxelles-Anvers-Amsterdam), route no 3 (Paris-Hambourg), route no 6 (Paris-Rome par le Simplon), route no 7 (Paris-Turin par le mont Cenis), route no 11 (Paris-Bayonne et l’Espagne).

Les grands travaux changèrent le visage des vieilles capitales; l’œuvre du préfet Tournon, à Rome, fut considérable: assèchement des marais Pontins, pont sur la via Appia, aménagement du Tibre, progrès de l’hygiène publique.

Au sein de la Grande Armée s’opéraient également des brassages de population. Ne va-t-on pas désigner sous le nom d’armée des vingt nations les forces qui s’engageront, en 1812, dans les steppes de Russie?

Napoléon alla même jusqu’à créer un ordre qui remplaçait les anciennes décorations de l’Europe et qui symbolisait la fusion dans l’Empire de pays différents: ce fut l’ordre impérial de la Réunion, établi par décret le 18 octobre 1811. Dans les premières nominations, on compte au sommet de la hiérarchie trente Français, quarante Italiens et quatre-vingt-dix Hollandais.

Les arts eux-mêmes n’échappent pas à cette œuvre d’unification. C’est au Louvre qu’il faut désormais venir admirer les Rubens d’Anvers ou les chefs-d’œuvre des collections italiennes, allemandes ou espagnoles. Vivant-Denon fait de ce musée, avec le butin des campagnes victorieuses, le plus fantastique ensemble de toiles et de sculptures européennes. Il n’est pas jusqu’aux archives des pays vaincus dont le transfert n’ait été envisagé à Paris. En outre le «style Empire», surtout le mobilier (Jacob et les artisans du faubourg Saint-Antoine), étend son influence en Allemagne, en Italie et même en Espagne. Certains artistes, comme David (qui s’institue dictateur de la peinture aussi bien que Fontaine régente l’architecture) ou comme Isabey, participent à la propagande impériale. Dans les salons, la peinture guerrière l’emporte. À l’Opéra, le succès va au Triomphe de Trajan de Lesueur, apologie à peine déguisée de l’empereur. La vision de la littérature s’élargit sous l’influence de Mme de Staël, passée avec les idéologues dans l’opposition. Si les grands courants d’idées furent étouffés, il n’en fut pas de même des sciences. Lacépède fut grand chancelier de la Légion d’honneur, Chaptal ministre de l’Intérieur, Monge et Berthollet entrèrent au Sénat.

De cet empire fortement centralisé, Paris devient la capitale. Sa population s’accroît en quinze ans de cent soixante mille habitants, mais l’aspect extérieur de la ville ne se modifie guère (arc du Carrousel, colonne Vendôme, des fontaines, quelques ponts et quais sont toutefois à mettre au crédit de l’Empire) malgré les grands projets agités par Napoléon.

Le grand empire était-il viable? Peut-être; si Napoléon n’avait modifié en 1810 la conception initiale du Blocus. N’ayant pu décourager la contrebande avec l’Angleterre, Napoléon se fit lui-même contrebandier. Il autorisa l’importation de marchandises anglaises par le système des licences. Il percevait sur l’entrée de ces marchandises des droits élevés qui lui permirent de financer l’expédition de Russie. Mais ce commerce, au demeurant limité, avec l’Angleterre fut exclusivement réservé aux ports français qui redistribuaient ensuite au reste de l’Europe les produits importés de Grande-Bretagne. Tout commerce avec Londres restait en revanche interdit aux vassaux et alliés de Napoléon. Bien plus, celui-ci renforça dans ces pays la lutte contre la contrebande, notamment en Allemagne: des marchandises anglaises d’une valeur de plusieurs millions furent brûlées à Francfort.

L’Europe supportait déjà mal les privations que lui imposait un blocus qui ruinait par ailleurs son économie: elle le supporta encore plus difficilement quand elle vit la France s’en affranchir. En réalité, par son système des licences et par les restrictions apportées au développement industriel dans certains pays comme l’Italie, Napoléon entendait faire de l’Europe un gigantesque marché pour les commerçants et manufacturiers français. «Mon principe, affirmait-il, est la France avant tout.» Arme de guerre contre l’Angleterre, le Blocus devient, à partir de 1810, l’instrument de l’hégémonie économique de la France sur le continent.

Sans doute l’Europe n’aurait-elle pas osé se soulever si les revers militaires de Russie et d’Allemagne n’avaient affaibli le prestige de Napoléon.

4. Les défaites

Alors qu’on s’attendait à le voir chasser Wellington de la péninsule Ibérique, Napoléon attaqua le tsar. Et l’expédition de Russie a sauvé une seconde fois l’économie anglaise du désastre. Des spéculations imprudentes en Amérique latine avaient provoqué en effet, en 1811, une nouvelle dépression plus grave encore qu’en 1808. En favorisant la révolte de l’Europe contre Napoléon, la défaite de la Grande Armée en Russie a permis à l’Angleterre de récupérer le marché allemand puis européen.

La campagne de Russie

L’alliance conclue entre les deux Grands à Tilsit en 1807, déjà ébranlée lors de l’entrevue d’Erfurt, n’a pu résister aux exigences du Blocus continental. Les rapports du consul français, de Lesseps, avaient alerté Napoléon: la balance commerciale russe devenait déficitaire depuis la rupture de ses relations avec l’Angleterre; de son côté, l’industrie cotonnière souffrait du manque de matière première. L’opinion s’irritait d’une alliance contraire aux intérêts de l’empire des tsars et qu’elle jugeait «immorale». De surcroît, Alexandre redoutait la reconstitution par Napoléon du royaume de Pologne, dont le grand-duché de Varsovie avait paru la première étape; il se rendait compte également que Napoléon ne souhaitait nullement lui abandonner Constantinople. L’annexion par l’empereur du duché d’Oldenbourg mit le feu aux poudres.

À cet affrontement, Napoléon était lui aussi résolu. Il existait en effet pour lui un péril russe depuis la présence pendant les guerres révolutionnaires des forces de Souvorov en Italie. Si l’on en croit ses confidences à Narbonne, il se considérait comme le défenseur de l’Europe civilisée contre les barbares du Nord. Il voyait d’ailleurs plus loin et songeait, Moscou prise, à utiliser les parties orientales de l’Empire russe comme bases d’une expédition vers l’Inde, à la source même de la richesse anglaise. Malgré les avertissements de ses conseillers, il semble que Napoléon ait cru que la campagne serait brève et que le tsar capitulerait rapidement devant l’immensité des forces adverses et la menace d’un soulèvement des serfs.

Il n’en fut rien. Il n’est pas exact toutefois que la stratégie russe ait consisté à attirer Napoléon au cœur de la Russie pour laisser à l’espace et au climat le soin de l’anéantir. Selon Clausewitz, qui participa à la défense, c’est le manque de cohésion des généraux russes, leur peur d’affronter l’empereur qui les incitèrent à reculer. L’idée d’utiliser l’immensité du pays et les rigueurs de l’hiver n’est venue qu’après.

Ainsi Napoléon parvint-il à Moscou, après la terrible bataille de Borodino, au mois de septembre 1812. Il attendait une offre de paix du tsar, mais celui-ci ne se manifesta pas. Le 19 octobre, l’empereur dut se résigner à la retraite. Il était trop tard. Bientôt apparurent les premières gelées. Harcelée par les cosaques, l’armée napoléonienne dut retraverser par des températures inférieures à 漣 30 0C un pays déjà dévasté à l’aller. À son entrée en Russie, en juin 1812, elle comptait 700 000 hommes; 30 000 seulement, suivis d’une longue cohorte de traînards, repassèrent le Niémen. Napoléon laissait derrière lui 400 000 morts et 100 000 prisonniers.

Les réveils nationaux

Napoléon avait abandonné, le 5 décembre, le commandement de l’armée pour regagner la France où, il venait de l’apprendre, le général Malet avait tenté de s’emparer du pouvoir en faisant croire aux autorités que l’empereur était mort devant Moscou. Mal comprise, cette affaire est inséparable de la crise économique qui secoue alors la France et du malaise religieux. Des spéculations malheureuses nées du Blocus continental avaient provoqué à la fin de 1810 une cascade de faillites dans le commerce et l’industrie; au moment où cette crise paraissait surmontée, une médiocre récolte, en 1811, fit resurgir la vieille peur de la disette. Chômage et misère s’accrurent dans le courant de 1812. Par ailleurs, la captivité du pape à Savone, sur l’ordre de l’empereur, troublait les esprits. Une association secrète, les Chevaliers de la Foi, avait favorisé la diffusion de la bulle d’excommunication lancée par Pie VII. De leur liaison avec des généraux républicains devait sortir la conspiration de Malet, qui révéla la fragilité des institutions impériales: à l’annonce de la prétendue mort de Napoléon, personne n’avait songé que la succession était assurée par le Roi de Rome. Mais là ne résidait pas pour Napoléon le danger immédiat. Dans les steppes de Russie, il avait perdu sa réputation d’invincibilité; l’Europe en profita pour se soulever contre sa domination. Le mouvement partit de Prusse où poètes, universitaires et hommes d’État entretenaient une exaltation patriotique dans la population. Le mouvement gagna toute l’Allemagne. De nombreux volontaires s’engageaient dans «la guerre de délivrance» en arborant la cocarde noire, rouge et or. L’Autriche se joignit à la Prusse et à la Russie pour infliger à l’empereur la défaite de Leipzig, en octobre 1813. Tous ses alliés (Bavière, Wurtemberg, etc.) abandonnèrent Napoléon. L’Allemagne était perdue.

La Hollande se souleva à son tour, le 15 novembre 1813. L’occupant français fut chassé au profit de la maison d’Orange. De son côté, la Confédération helvétique sortait de la sphère d’influence impériale. Quant à Murat, roi de Naples, il trahit Napoléon en tentant de réaliser à son profit l’unité italienne. Les prélèvements d’hommes avaient affaibli les forces françaises établies en Espagne; Wellington leur infligea un échec sanglant à Vitoria et les chassa de la Péninsule.

La retraite de Russie avait sonné le glas du grand empire. Tous les États un instant confondus dans le système continental se reconstituaient et retrouvaient leur autonomie. L’Europe napoléonienne volait en éclats sous l’action des nationalismes les plus agressifs.

Le sort de la France

L’invasion du territoire français par les troupes de l’Autriche, de la Prusse, de la Russie, de la Suède au nord et à l’est et de l’Angleterre dans le Midi précipita la chute de Napoléon, malgré ses admirables mais inutiles opérations de janvier-mars 1814. Contraint d’abdiquer par la défection de ses maréchaux, Napoléon reçut, au traité de Fontainebleau, la souveraineté de l’île d’Elbe. Quant à la France, où les intrigues de Talleyrand avaient favorisé la restauration de Louis XVIII, les conditions du premier traité de Paris (30 mai 1814) étaient très modérées: le pays se trouvait ramené à ses frontières de 1792. Certes, il perdait la Belgique, les départements italiens et la rive gauche du Rhin; mais il conservait Avignon et Nice, Montbéliard, Mulhouse, la Savoie et une partie de la Sarre. La France n’était astreinte à aucune contribution de guerre et les Alliés renonçaient à exiger la restitution des œuvres d’art qui leur avaient été enlevées. L’article 32 prévoyait qu’un congrès – le Congrès de Vienne – réglerait le sort des anciennes conquêtes françaises.

Cette modération fut remise en cause par la brève aventure des Cent-Jours, le retour de Napoléon (1er mars 1815) trouvant son aboutissement à Waterloo (18 juin 1815). Aventure qui fut considérée d’emblée par les politiques (Fouché) et les stratèges (Clausewitz, Jomini) comme une folie. Ses conséquences furent désastreuses pour la France. Le second traité de Paris, signé le 20 novembre 1815, lui enlevait la Savoie, les places fortes de Philippeville et de Marienbourg, Sarrelouis et Landau. Il imposait la restitution de toutes les œuvres d’art conquises, une indemnité de guerre de 700 millions et l’entretien d’une force d’occupation de 150 000 Alliés. L’article 6 plaçait la France sous la surveillance des Quatre (Russie, Prusse, Autriche, Angleterre).

5. L’œuvre napoléonienne

L’œuvre de Napoléon a été l’objet de jugements toujours passionnés, rarement objectifs.

Certes, la France a finalement perdu ses frontières naturelles et se retrouve plus petite qu’avant la Révolution, mais on ne peut parler de «saignée démographique» due aux guerres de l’Empire. La population est passée entre 1800 et 1817 de 25 à 27 millions d’habitants. Ce phénomène s’explique par une augmentation de la natalité qui suit l’augmentation de la nuptialité. Déjà élevée sous l’Ancien Régime, la nuptialité connaît en effet un fort accroissement, que favorisent la nouvelle législation civile et sociale de la Révolution et le système de la conscription qui exempte les hommes mariés du service militaire; les principales pointes se situent entre 1809 et 1813. Cependant à cet accroissement des mariages ne correspond pas un mouvement proportionnel des naissances. La déchristianisation est sans doute à l’origine d’un progrès du contrôle des naissances. La mortalité civile recule dans les campagnes par suite du développement de la vaccine et des améliorations de l’alimentation. Quant aux morts de la Grande Armée, le chiffre en a été ramené par les recherches récentes à un million: 471 000 décès ont été officiellement enregistrés; il y aurait 530 000 disparus. Les pertes civiles n’ont été importantes qu’en 1814, puisque les campagnes napoléoniennes se sont toujours déroulées auparavant hors du territoire français. Le mouvement des naissances a compensé ces pertes.

Le bilan économique, lui, est franchement positif. Là encore, la guerre a joué un rôle d’accélérateur . La période 1800-1817 correspond à un mouvement de hausse des prix. De 1780 à 1815, le prix moyen du froment s’élève de 55 p. 100.

La multiplication des défrichements – de manière parfois incontrôlée – et le partage des biens communaux permettent d’expliquer l’augmentation des terres cultivables. Mais la prairie artificielle, malgré de sensibles progrès dans l’Est, se heurte à des résistances. La peur de la disette contraint le paysan à ne pas enlever trop de terre à la culture du blé. En revanche, la culture de la pomme de terre triomphe des derniers préjugés des paysans. Par ailleurs, le Blocus a favorisé les cultures tinctoriales: garance, safran, pastel destinés à remplacer les teintures coloniales; la chicorée se substitue au café, et Delessert parvient à fabriquer dans son atelier de Passy du sucre de betterave. De son côté, Chaptal développe la chimie vinicole. L’enquête agricole de 1812 met en lumière d’incontestables améliorations.

En libérant la France de la concurrence anglaise, le Blocus continental a permis à l’industrie française de progresser rapidement, sans pourtant rattraper son retard sur sa rivale insulaire, dont la suprématie devait être consolidée par un matériel de quatre à cinq fois supérieur en quantité à l’outillage continental. Les innovations techniques n’ont pourtant pas manqué en France: machine à filer le lin de Philippe de Girard, métier à tisser de Jacquard, cylindre à imprimer les indiennes d’Oberkampf, invention de la soude artificielle par Leblanc, etc. L’augmentation globale de la production industrielle serait de l’ordre de 25 p. 100 depuis les dernières années du XVIIIe siècle. Les travaux de T. Markovitch (L’Industrie française de 1789 à 1964 ) montrent une élévation très sensible pour la période 1800-1814 du produit national réel, calculé par tête.

À qui profite cette expansion économique? Le premier Empire consacre la destruction de la féodalité et son remplacement par une société de classes; les Bourbons restaurés n’ont pu revenir sur cette transformation.

Transformation qui avantage en premier lieu la paysannerie. Avec la vente des biens nationaux, la propriété paysanne n’a-t-elle pas progressé de 10 à 30 p. 100 au moins dans certaines régions? L’établissement du cadastre assure aux paysans un régime fiscal plus juste; enfin, dans la mesure où ils disposent d’excédents négociables, ils sont favorisés par la hausse des prix agricoles. Il n’est pas jusqu’aux journaliers qui, bénéficiant de la montée des salaires due à la «disette des bras», n’aient pu parfois accéder à la propriété de petits lopins. Malgré la conscription, l’Empire a laissé dans les campagnes le souvenir d’un âge d’or, par contraste avec la Restauration.

Il en va de même dans les villes pour les ouvriers: les levées, raréfiant la main-d’œuvre, encouragent la hausse des salaires et résorbent un chômage que le développement du machinisme et le renversement de la conjoncture ressusciteront sous la Restauration.

Mais c’est la bourgeoisie qui est la principale bénéficiaire du régime napoléonien. La création de la noblesse d’Empire, où elle est largement représentée, en concurrence avec la caste militaire et l’ancienne noblesse, flatte sa vanité. N’est-il pas significatif que Sieyès, auteur, en 1789, du célèbre pamphlet Qu’est-ce que le tiers état? ait été fait comte en 1806? S’il est des catégories bourgeoises perdantes, tels les rentiers de l’Ancien Régime indemnisés en assignats sous la Révolution, les armateurs de Nantes, Bordeaux ou La Rochelle ruinés par le Blocus quand ils n’ont pu opérer à temps leur reconversion, en revanche la nouvelle réglementation est favorable à la grande société capitaliste. Ne citons que le Code de commerce qui donne son essor à la société en commandite par actions ou la loi de 1810 sur les concessions minières. Là encore, un fait est significatif: la fortune des Rothschild ne date-t-elle pas du fructueux trafic des guinées anglaises, né du Blocus continental?

À l’actif du bilan du premier Empire, on a surtout retenu les institutions (Conseil d’État; préfectures; Cour des comptes créée en 1807; Université impériale établie en 1808 avec un grand maître, vingt-neuf académies, cent lycées, et remaniée en 1811) qui ont traversé tous les régimes, mais après bien des modifications, il est vrai, car, pour ne prendre que l’exemple de l’enseignement, seuls ses cadres administratifs sont parvenus jusqu’à nous.

Napoléon a achevé l’œuvre de centralisation commencée par la monarchie et poursuivie par les Jacobins, œuvre indispensable pour assurer l’unité nationale et briser un particularisme provincial resté vivace. Il a surtout favorisé, comme l’ont bien montré les travaux de quelques historiographes français, l’avènement politique et social de la bourgeoisie. L’exploitation économique des pays vaincus lui fut concédée, l’administration de la France abandonnée, le privilège de l’instruction réservé. Napoléon entendait toutefois gouverner seul, en supprimant les libertés publiques: ce fut l’origine du conflit entre l’Empereur et les notables à l’heure des désastres militaires. La bourgeoisie abandonna la «IVe dynastie» en 1814 et fit établir la Charte qui, revue en 1830, instituait à son profit le régime constitutionnel. On se plaît souvent à faire de Napoléon le père du romantisme (et les romantiques lui doivent en effet beaucoup), mais ne serait-il pas plus exact de voir en César Birotteau le véritable héritier de l’Empereur?

Encyclopédie Universelle. 2012.

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